A Otto & Jorge, européens …

europe grecque.jpg

Deux européens convaincus nous ont quitté cet été. D’origine, de sensibilités différentes, leur parcours exceptionnel à plus d’un titre s’est confondu à l’histoire européenne et a traversé les passions les plus tumultueuses du siècle dernier, comme ses heures les plus tragiques.

J’ai eu l’honneur de rencontrer l’un, l’autre a marqué ma jeunesse et a contribué à façonner durablement la personne que je suis aujourd’hui.

Otto de Hasbourg, disparu à l’âge de 98 ans, né en novembre 1912. A la mort de son grand-oncle l’empereur François-Joseph, en 1916, le père d’Otto, Charles Ier devient le dernier empereur d’Autriche et dernier roi de Hongrie et de Bohême,

Jorge Semprun, qui nous a quitté à 87 ans. Emigré républicain espagnol, puis résistant en France, déporté en 1943 à Buchenwald, activiste communiste et anti-franquiste, exclu du Comité exécutif du Parti Communiste Espagnol en 1964 pour liberté d’esprit, il se consacre alors à l’écriture, que ce soit en français ou en espagnol, et devient ministre de la Culture espagnole de 1988 à 1991,

Chacun d’entre eux parlaient plusieurs langues, a vécu plusieurs vies et en a fait le bilan. Passion commune chevillée au corps et à l’esprit, l’Europe …
Que diraient ils aujourd’hui face à la crise grecque et aux soubresauts, onde de choc, Tsunami, les commentateurs ne sont pas avares d’adjectifs, qu’elle suscite sur notre continent et sa destinée prochaine ?

Nous reparlerons sur ce blog, très prochainement du sillon creusé par ces deux européens, qui chacun à sa manière a marqué de son empreinte, ce continent, son histoire et sa perception …

PS : l’illustration de cet article est le logo choisi lors de la présidence européenne Grecque, c’était en 2003, une éternité … Pour les autres présidences

 

Du licenciement abusif en matière d’opinion …

 

entrer des mots clefs

« Je lui dirais… 

 que les sottises imprimées

n’ont d’importance qu’aux lieux

où l’on en gêne le cours;

que, sans la liberté de blâmer,

il n’est point d’éloge flatteur;

et qu’il n’y a que les petits hommes,

qui redoutent les petits écrits. »

Le mariage de Figaro (1784), V, 3
Pierre Augustin Caron de Beaumarchais

Pour en savoir un peu plus

Note sur ce sujet ( Note précédente)

Article du Monde, suite de la note (Radio France condamné)

 

 

 

 

Article du Monde

 

L’humoriste Stéphane Guillon a remporté une large victoire judiciaire contre Radio France, vendredi 28 janvier. La radio publique a été condamnée par le conseil de prud’hommes de Paris pour avoir licencié l’humoriste « sans causes réelles et sérieuses ».

Les contrats à durée déterminée (CDD) de Stéphane Guillon depuis avril 2003 ont été requalifiés en contrat à durée indéterminée (CDI). A ce titre, les prud’hommes attribuent 150 000 euros d’indemnités pour licenciement injustifié à l’humoriste. Mais Stéphane Guillon obtient également 41 981,70 euros d’indemnités de licenciement ; 11 581,16 euros pour le préavis de licenciement ; 5 790,58 euros d’indemnités de requalification ; 1 158,11 euros pour les congés payés et 1 500 euros pour ses frais de justice. En tout, le licenciement de l’humoriste pourrait donc coûter la coquette somme de 212 011,55 euros à Radio France.

Contacté par Le Monde.fr, l’avocat de Radio France, Dominique Barthes se refuse à tout commentaire « avant d’avoir reçu la notification du jugement ». L’avocat de Stéphane Guillon n’était pas joignable en début d’après-midi.

Stéphane Guillon avait appris son licenciement le 23 juin 2010, dans un entretien au Monde de Jean-Luc Hees, le PDG de Radio France, après plusieurs mois de polémiques entre l’humoriste et sa direction. Plusieurs chroniques sur des personnalités politiques et sur Jean-Luc Hees et Philippe Val, le directeur de France Inter, avaient suscité l’ire de ces deux derniers.

« Si l’humour se résume à l’insulte, je ne peux le tolérer pour les autres mais aussi pour moi. Quel patron d’une grande entreprise accepterait de se faire insulter par un de ses salariés sans le sanctionner ? », avait affirmé M. Hees au Monde. La nomination du PDG de la radio publique par Nicolas Sarkozy lui-même, supposé hostile à Stéphane Guillon, avait également renforcé les critiques de l’opposition sur les raisons de ce licenciement.

LANGUE ACERBE

L’humoriste officiait trois jours par semaine à 7 h 55 sur France Inter. Il n’hésitait pas à manier une langue acerbe à propos des invités de la matinale. Une chronique sur les frasques supposées de Dominique Srauss-Kahn en février 2009 et une autre comparant Eric Besson, alors ministre de l’immigration, à « une taupe », en mars 2010, avaient ainsi suscité des vives critiques des deux hommes politiques. La direction de France Inter avait dans les deux cas présenté ses excuses aux personnalités moquées.

A la fin de mai 2010, Didier Porte, qui réalise la chronique humoristique le jeudi, est au cœur d’une polémique pour avoir fictivement conseillé à Dominique de Villepin de répéter après lui la phrase « J’encule Sarkozy ». Son avenir sur France Inter est remis en question après sa convocation dans le bureau de Philippe Val, où il écope d’un avertissement. Il sera également licencié à la fin de la saison.

Stéphane Guillon, prétextant « bouder » de ne pas avoir été mis à la porte alors que ses chroniques font déjà grand bruit, défie alors sa direction. « Si je dis que je sodomise le président, ça fait un avertissement. Mais si je dis que je sodomise le président, qui a des yeux de merlan frit : attaque physique, deuxième avertissement ! »

Quelques jours plus tard, la direction tranche et décide de licencier l’humoriste, suscitant de vives critiques des syndicats de France Inter et de plusieurs partis d’opposition. La direction a « agi sur ordre politique », affirme alors Stéphane Guillon dans Le Monde. « Ils (les membres de la direction) donnent des gages à Sarkozy, qui les a nommés », conclut-il.

 

 

Première pierre …

 

tardi.jpg

 

Si par malheur ils survivaient
C’était pour partir à la guerre
C’était pour finir à la guerre
Aux ordres de quelque sabreur
Qui exigeait du bout des lèvres
Qu’ils aillent ouvrir au champ d’horreur
Leurs vingt ans qui n’avaient pu naître
Et ils mouraient à pleine peur
Tout miséreux oui notre bon Maître
Couverts de prèles oui notre Monsieur
Demandez-vous belle jeunesse
Le temps de l’ombre d’un souvenir
Le temps de souffle d’un soupir

Pourquoi ont-ils tué Jaurès ?


Jacques Brel



Le dernier discours de Jean Jaurès, contre la guerre («On ne fait pas la guerre pour se débarrasser de la guerre.»), dans lequel il revient sur les causes qui vont expliquer la tragédie.

 

 

jean-jaures.jpg

 

 

25 juillet 1914

Discours de Jean Jaurès sur les responsabilités de la guerre

Prononcé à Lyon-Vaise


Voici le dernier discours de Jean Jaurès. Il a été prononcé dans la banlieue lyonnaise le 25 juillet 1914, à l’occasion d’un meeting électoral en faveur du socialiste Moutet.  Cinq jours plus tard, Jaurès était assassiné au café du Croissant, à Paris.

 

 

Citoyens,


Je veux vous dire ce soir que jamais nous n’avons été, que jamais depuis quarante ans l’Europe n’a été dans une situation plus tragique que celle où nous sommes à l’heure où j’ai la responsabilité de vous adresser la parole.

Ah ! Citoyens, je ne veux pas forcer les couleurs sombres du tableau, je ne veux pas dire que la rupture diplomatique dont nous avons eu la nouvelle il y a une demi-heure, entre l’Autriche et la Serbie, signifie nécessairement qu’une guerre entre l’Autriche et la Serbie va éclater et je ne dis pas que si la guerre éclate entre la Serbie et l’Autriche le conflit s’étendra nécessairement au reste de l’Europe, mais je dis que nous avons contre nous, contre la paix, contre la vie des hommes à l’heure actuelle, des chances terribles et contre lesquelles il faudra que les prolétaires de l’Europe tentent les efforts de solidarité suprême qu’ils pourront tenter.

Citoyens, la note que l’Autriche a adressée à la Serbie est pleine de menaces et si l’Autriche envahit le territoire slave, si les Germains, si la race germanique d’Autriche fait violence à ces Serbes qui sont une partie du monde slave et pour lesquels les Slaves de Russie éprouvent une sympathie profonde, il y a à craindre et à prévoir que la Russie entrera dans le conflit, et si la Russie intervient pour défendre la Serbie, l’Autriche ayant devant elle deux adversaires, la Serbie et la Russie, invoquera le traité d’alliance qui l’unit à l’Allemagne et l’Allemagne fait savoir qu’elle se solidarisera à l’Autriche. Et si le conflit ne restait pas entre l’Autriche et la Serbie, si la Russie s’en mêlait, l’Autriche verrait l’Allemagne prendre place sur les champs de bataille à ses côtés. Mais alors, ce n’est plus seulement le traité d’alliance entre l’Autriche et l’Allemagne qui entre en jeu, c’est le traité secret mais dont on connaît les clauses essentielles, qui lie la Russie et la France, et la Russie dira à la France : « J’ai contre moi deux adversaires, l’Allemagne et l’Autriche, j’ai le droit d’invoquer le traité qui nous lie ; il faut que la France vienne prendre place à mes côtés ». A l’heure actuelle, nous sommes peut-être à la veille du jour où l’Autriche va se jeter sur les Serbes, et alors l’Autriche et l’Allemagne se jetant sur les Serbes et les Russes, c’est l’Europe en feu, c’est le monde en feu.

Dans une heure aussi grave, aussi pleine de périls pour nous tous, pour toutes les patries, je ne veux pas m’attarder à chercher longuement les responsabilités. Nous avons les nôtres, Moutet l’a dit et j’atteste devant l’Histoire que nous les avions prévues, que nous les avions annoncées ; lorsque nous avons dit que pénétrer par la force, par les armes au Maroc, c’était ouvrir à l’Europe l’ère des ambitions, des convoitises et des conflits, on nous a dénoncés comme de mauvais Français et c’est nous qui avions le souci de la France.

Voilà, hélas ! notre part de responsabilités, et elle se précise, si vous voulez bien songer que c’est la question de la Bosnie-Herzégovine qui est l’occasion de la lutte entre l’Autriche et la Serbie et que nous, Français, quand l’Autriche annexait la Bosnie-Herzégovine, nous n’avions pas le droit ni le moyen de lui opposer la moindre remontrance, parce que nous étions engagés au Maroc et que nous avions besoin de nous faire pardonner notre propre péché en pardonnant les péchés des autres.

Et alors notre ministre des Affaires Étrangères disait à l’Autriche : « Nous vous passons la Bosnie-Herzégovine, à condition que vous nous passiez le Maroc » et nous promenions nos offres de pénitence de puissance en puissance, de nation en nation, et nous disions à l’Italie : « Tu peux aller en Tripolitaine, puisque je suis au Maroc, tu peux voler à l’autre bout de la rue, puisque moi j’ai volé à l’extrémité ».

Chaque peuple paraît à travers les rues de l’Europe avec sa petite torche à la main et maintenant voilà l’incendie. Eh bien ! Citoyens, nous avons notre part de responsabilité, mais elle ne cache pas la responsabilité des autres, et nous avons le droit et le devoir de dénoncer, d’une part, la sournoiserie et la brutalité de la diplomatie allemande, et, d’autre part, la duplicité de la diplomatie russe. Les Russes qui vont peut-être prendre parti pour les Serbes contre l’Autriche et qui vont dire : « Mon cœur de grand peuple slave ne supporte pas qu’on fasse violence au petit peuple slave de Serbie ». Oui, mais qui est-ce qui a frappé la Serbie au cœur ? Quand la Russie est intervenue dans les Balkans, en 1877, et quand elle a créé une Bulgarie, soit-disant indépendante, avec la pensée de mettre la main sur elle, elle a dit à l’Autriche : « Laisse-moi faire et je te confierai l’administration de la Bosnie-Herzégovine ». L’administration, vous comprenez ce que cela veut dire, entre diplomates, et du jour où l’Autriche-Hongrie a reçu l’ordre d’administrer la Bosnie-Herzégovine, elle n’a eu qu’une pensée, c’est de l’administrer au mieux de ses intérêts.

Dans l’entrevue que le ministre des Affaires Étrangères russe a eue avec le ministre des Affaires Étrangères de l’Autriche, la Russie a dit à l’Autriche : « Je t’autoriserai à annexer la Bosnie-Herzégovine à condition que tu me permettes d’établir un débouché sur la mer Noire, à proximité de Constantinople ». Monsieur Aetenthal a fait un signe que la Russie a interprété comme un oui, et elle a autorisé l’Autriche à prendre la Bosnie-Herzégovine, puis quand la Bosnie-Herzégovine est entrée dans les poches de l’Autriche, elle a dit à l’Autriche : « C’est mon tout pour la mer Noire » – « Quoi ? Qu’est-ce que je vous ai dit ? Rien du tout ! », et depuis c’est la brouille avec la Russie et l’Autriche, entre Monsieur Iswolsky, ministre des Affaires Étrangères de la Russie, et Monsieur Aerenthal, ministre des Affaires Étrangères de l’Autriche ; mais la Russie avait été la complice de l’Autriche pour livrer les Slaves de Bosnie-Herzégovine à l’Autriche-Hongrie et pour blesser au cœur les Slaves de Serbie.

C’est ce qui l’engage dans les voies où elle est maintenant.

Si depuis trente ans, depuis que l’Autriche a l’administration de la Bosnie-Herzégovine, elle avait fait du bien à ces peuples, il n’y aurait pas aujourd’hui de difficultés en Europe ; mais la cléricale Autriche tyrannisait la Bosnie-Herzégovine ; elle a voulu la convertir de force au catholicisme ; en la persécutant dans ses croyances, elle a soulevé le mécontentement de ses peuples.

La politique coloniale de la France, la politique sournoise de la Russie et la volonté brutale de l’Autriche ont contribué à créer l’état de choses horrible où nous sommes. L’Europe se débat comme dans un cauchemar.

Eh bien ! Citoyens, dans l’obscurité qui nous environne, dans l’incertitude profonde où nous sommes de ce que sera demain, je ne veux prononcer aucune parole téméraire, j’espère encore malgré tout qu’en raison même de l’énormité du désastre dont nous sommes menacés, à la dernière minute, les gouvernements se ressaisiront et que nous n’aurons pas à frémir d’horreur à la pensée du cataclysme qu’entraînerait aujourd’hui pour les hommes une guerre européenne.

Vous avez vu la guerre des Balkans, une armée presque entière a succombé soit sur le champ de bataille, soit dans les lits d’hôpitaux, une armée est partie à un chiffre de trois cent mille hommes, elle laisse dans la terre des champs de bataille, dans les fossés des chemins ou dans les lits d’hôpitaux infectés par le typhus cent mille hommes sur trois cent mille.

Songez à ce que serait le désastre pour l’Europe : ce ne serait plus, comme dans les Balkans, une armée de trois cent mille hommes, mais quatre, cinq et six armées de deux millions d’hommes. Quel massacre, quelles ruines, quelle barbarie ! Et voilà pourquoi, quand la nuée de l’orage est déjà sur nous, voilà pourquoi je veux espérer encore que le crime ne sera pas consommé. Citoyens, si la tempête éclatait, tous, nous socialistes, nous aurons le souci de nous sauver le plus tôt possible du crime que les dirigeants auront commis, et en attendant, s’il nous reste quelque chose, s’il nous reste quelques heures, nous redoublerons d’efforts pour prévenir la catastrophe. Déjà, dans le Vorwaerts, nos camarades socialistes d’Allemagne s’élèvent avec indignation contre la note de l’Autriche et je crois que notre bureau socialiste international est convoqué.

Quoi qu’il en soit, citoyens, et je dis ces choses avec une sorte de désespoir, il n’y a plus, au moment où nous sommes menacés de meurtre et de sauvagerie, qu’une chance pour le maintien de la paix et le salut de la civilisation, c’est que le prolétariat rassemble toutes ses forces qui comptent un grand nombre de frères, Français, Anglais, Allemands, Italiens, Russes et que nous demandions à ces milliers d’hommes de s’unir pour que le battement unanime de leurs cœurs écarte l’horrible cauchemar.

J’aurais honte de moi-même, citoyens, s’il y avait parmi vous un seul qui puisse croire que je cherche à tourner au profit d’une victoire électorale, si précieuse qu’elle puisse être, le drame des événements.

Mais j’ai le droit de vous dire que c’est notre devoir à nous, à vous tous, de ne pas négliger une seule occasion de montrer que vous êtes avec ce parti socialiste international qui représente à cette heure, sous l’orage, la seule promesse d’une possibilité de paix ou d’un rétablissement de la paix


 

Total respect

 

h_3_ill_638904_mandela.jpg

Etre libre,ce n’est pas seulement
se débarrasser de ses chaînes ;

c’est vivre d’une façon qui respecte
et renforce la liberté des autres. »


Nelson Mandela

le 11 février 1990, Nelson Mandela sortait de prison

 


Sisyphe

20091101012540-albert-camus5.jpg


Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde.

La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas.

Mais sa tâche est peut-être plus grande.

Elle consiste à empêcher que le monde ne se défasse. « 

 

Albert Camus
Discours de Suede
10 décembre 1957


 

Discours intégral et fragment de l’épitaphe de Sartre à la mort de Camus

 

Discours prononcé devant l’Académie Royale de Suède,

le 10 décembre 1957

dédié à son instituteur, Louis Germain

 

 

 

giacometti.jpgEn recevant la distinction dont votre libre Académie a bien voulu m’honorer, ma gratitude était d’autant plus profonde que je mesurais à quel point cette récompense dépassait mes mérites personnels.

Tout homme et, à plus forte raison, tout artiste, désire être reconnu. Je le désire aussi. Mais il ne m’a pas été possible d’apprendre votre décision sans comparer son retentissement à ce que je suis réellement. Comment un homme presque jeune, riche de ses seuls doutes et d’une œuvre encore en chantier, habitué à vivre dans la solitude du travail ou dans les retraites de l’amitié, n’aurait-il pas appris avec une sorte de panique un arrêt qui le portait d’un coup, seul et réduit à lui-même, au centre d’une lumière crue ?
De quel cœur aussi pouvait-il recevoir cet honneur à l’heure où, en Europe, d’autres écrivains, parmi les plus grands, sont réduits au silence, et dans le temps même où sa terre natale connaît un malheur incessant ?

J’ai connu ce désarroi et ce trouble intérieur. Pour retrouver la paix, il m’a fallu, en somme, me mettre en règle avec un sort trop généreux. Et, puisque je ne pouvais m’égaler à lui en m’appuyant sur mes seuls mérites, je n’ai rien trouvé d’autre pour m’aider que ce qui m’a soutenu, dans les circonstances les plus contraires, tout au long de ma vie : l’idée que je me fais de mon art et du rôle de l’écrivain. Permettez seulement que, dans un sentiment de reconnaissance et d’amitié, je vous dise, aussi simplement que je le pourrai, quelle est cette idée.

Je ne puis vivre personnellement sans mon art. Mais je n’ai jamais placé cet art au-dessus de tout. S’il m’est nécessaire au contraire, c’est qu’il ne se sépare de personne et me permet de vivre, tel que je suis, au niveau de tous.
L’art n’est pas à mes yeux une réjouissance solitaire. Il est un moyen d’émouvoir le plus grand nombre d’hommes en leur offrant une image privilégiée des souffrances et des joies communes.
Il oblige donc l’artiste à ne pas s’isoler ; il le soumet à la vérité la plus humble et la plus universelle. Et celui qui, souvent, a choisi son destin d’artiste parce qu’il se sentait différent, apprend bien vite qu’il ne nourrira son art, et sa différence, qu’en avouant sa ressemblance avec tous.

L’artiste se forge dans cet aller-retour perpétuel de lui aux autres, à mi-chemin de la beauté dont il ne peut se passer et de la communauté à laquelle il ne peut s’arracher. C’est pourquoi les vrais artistes ne méprisent rien ; ils s’obligent à comprendre au lieu de juger. Et, s’ils ont un parti à prendre en ce monde, ce ne peut être que celui d’une société où, selon le grand mot de Nietzsche, ne régnera plus le juge, mais le créateur, qu’il soit travailleur ou intellectuel.

 

Le rôle de l’écrivain, du même coup, ne se sépare pas de devoirs difficiles. Par définition, il ne peut se mettre aujourd’hui au service de ceux qui font l’histoire : il est au service de ceux qui la subissent. Ou, sinon, le voici seul et privé de son art. Toutes les armées de la tyrannie avec leurs millions d’hommes ne l’enlèveront pas à la solitude, même et surtout s’il consent à prendre leur pas. Mais le silence d’un prisonnier inconnu, abandonné aux humiliations à l’autre bout du monde, suffit à retirer l’écrivain de l’exil, chaque fois, du moins, qu’il parvient, au milieu des privilèges de la liberté, à ne pas oublier ce silence et à le faire retentir par les moyens de l’art.

Aucun de nous n’est assez grand pour une pareille vocation. Mais, dans toutes les circonstances de sa vie, obscur ou provisoirement célèbre, jeté dans les fers de la tyrannie ou libre pour un temps de s’exprimer, l’écrivain peut retrouver le sentiment d’une communauté vivante qui le justifiera, à la seule condition qu’il accepte, autant qu’il peut, les deux charges qui font la grandeur de son métier : le service de la vérité et celui de la liberté. Puisque sa vocation est de réunir le plus grand nombre d’hommes possible, elle ne peut s’accommoder du mensonge et de la servitude qui, là où ils règnent, font proliférer les solitudes. Quelles que soient nos infirmités personnelles, la noblesse de notre métier s’enracinera toujours dans deux engagements difficiles à maintenir — le refus de mentir sur ce que l’on sait et la résistance à l’oppression.

Pendant plus de vingt ans d’une histoire démentielle, perdu sans secours, comme tous les hommes de mon âge, dans les convulsions du temps, j’ai été soutenu ainsi par le sentiment obscur qu’écrire était aujourd’hui un honneur, parce que cet acte obligeait, et obligeait à ne pas écrire seulement. Il m’obligeait particulièrement à porter, tel que j’étais et selon mes forces, avec tous ceux qui vivaient la même histoire, le malheur et l’espérance que nous partagions.

Ces hommes, nés au début de la première guerre rnondiale, qui ont eu vingt ans au moment où s’installaient à la fois le pouvoir hitlérien et les premiers procès révolutionnaires ont été confrontés ensuite, pour parfaire leur éducation, à la guerre d’Espagne, à la deuxième guerre mondiale, à l’univers concentrationnaire, à l’Europe de la torture et des prisons, doivent aujourd’hui élever leurs fils et leurs œuvres dans un monde menacé de destruction nucléaire. Personne, je suppose, ne peut leur demander d’être optimistes. Et je suis même d’avis que nous devons comprendre, sans cesser de lutter contre eux, l’erreur de ceux qui, par une surenchère de désespoir, ont revendiqué le droit au déshonneur, et se sont rués dans les nihilismes de l’époque. Mais il reste que la plupart d’entre nous, dans mon pays et en Europe, ont refusé ce nihilisme et se sont mis à la recherche d’une légitimité. Il leur a fallu se forger un art de vivre par temps de catastrophe, pour naître une seconde fois, et lutter ensuite, à visage découvert, contre l’instinct de mort à l’œuvre dans notre histoire.

Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde ne se défasse.
Héritière d’une histoire corrompue où se mêlent les révolutions déchues, les techniques devenues folles, les dieux morts et les idéologies exténuées, où de médiocres pouvoirs peuvent aujourd’hui tout détruire mais ne savent plus convaincre, où l’intelligence s’est abaissée jusqu’à se faire la servante de la haine et de l’oppression, cette génération a dû, en elle-même et autour d’elle, restaurer à partir de ses seules négations un peu de ce qui fait la dignité de vivre et de mourir. Devant un monde menacé de désintégration, où nos grands inquisiteurs risquent d’établir pour toujours les royaumes de la mort, elle sait qu’elle devrait, dans une sorte de course folle contre la montre, restaurer entre les nations une paix qui ne soit pas celle de la servitude, réconcilier à nouveau travail et culture, et refaire avec tous les hommes une arche d’alliance. Il n’est pas sûr qu’elle puisse jamais accomplir cette tâche immense, mais il est sûr que, partout dans le monde, elle tient déjà son double pari de vérité et de liberté, et, à l’occasion, sait mourir sans haine pour lui. C’est elle qui mérite d’être saluée et encouragée partout où elle se trouve, et surtout là où elle se sacrifie. C’est sur elle, en tout cas, que, certain de votre accord profond, je voudrais reporter l’honneur que vous venez de me faire.

Du même coup, après avoir dit la noblesse du métier d’écrire, j’aurais remis l’écrivain à sa vraie place, n’ayant d’autres titres que ceux qu’il partage avec ses compagnons de lutte, vulnérable mais entêté, injuste et passionné de justice, construisant son œuvre sans honte ni orgueil à la vue de tous, toujours partagé entre la douleur et la beauté, et voué enfin à tirer de son être double les créations qu’il essaie obstinément d’édifier dans le mouvement destructeur de l’histoire. Qui, après cela, pourrait attendre de lui des solutions toutes faites et de belles morales ? La vérité est mystérieuse, fuyante, toujours à conquérir. La liberté est dangereuse, dure à vivre autant qu’exaltante. Nous devons marcher vers ces deux buts, péniblement, mais résolument, certains d’avance de nos défaillances sur un si long chemin. Quel écrivain dès lors oserait, dans la bonne conscience, se faire prêcheur de vertu ? Quant à moi, il me faut dire une fois de plus que je ne suis rien de tout cela. Je n’ai jamais pu renoncer à la lumière, au bonheur d’être, à la vie libre où j’ai grandi. Mais bien que cette nostalgie explique beaucoup de mes erreurs et de mes fautes, elle m’a aidé sans doute à mieux comprendre mon métier, elle m’aide encore à me tenir, aveuglément, auprès de tous ces hommes silencieux qui ne supportent dans le monde la vie qui leur est faite que par le souvenir ou le retour de brefs et libres bonheurs.

Ramené ainsi a ce que je suis réellement, à mes limites, à mes dettes, comme à ma foi difficile, je me sens plus libre de vous montrer, pour finir, l’étendue et la générosité de la distinction que vous venez de m’accorder, plus libre de vous dire aussi que je voudrais la recevoir comme un hommage rendu à tous ceux qui, partageant le même combat, n’en ont reçu aucun privilège, mais ont connu au contraire malheur et persécution.

Il me restera alors à vous en remercier, du fond du cœur, et à vous faire publiquement, en témoignage personnel de gratitude, la même et ancienne promesse de fidélité que chaque artiste vrai, chaque jour, se fait à lui-même, dans le silence.

 

 

 

La réaction de Sartre après la mort de Camus


[…] Nous étions brouillés lui et moiune brouille, ce n’est rien – dût-on ne jamais se revoir – tout juste une autre manière de vivre ensemble et sans se perdre de vue dans le petit monde étroit qui nous est donnéCela ne m’empêchait pas de penser à lui, de sentir son regard sur la page du livre, sur le journal qu’il lisait et de me dire : “Qu’en dit-ilQu’en dit-il EN CE MOMENT?”

(…) Il représentait en ce siècle, et contre l’Histoire, l’héritier actuel de cette longue lignée de moralistes dont les œuvres constituent peut-être ce qu’il y a de plus original dans les lettres françaisesSon humanisme têtu, étroit et pur, austère et sensuel, livrait un combat douteux contre les événements massifs et difformes de ce tempsMais inversement, par l’opiniâtreté de ses refus, il réaffirmait, au cœur de notre époque, contre les machiavélismes, contre le veau d’or du réalisme, l’existence du fait moral.

Il était pour ainsi dire cette inébranlable affirmationPour peu qu’on lût ou qu’on réfléchît, on se heurtait aux valeurs humaines qu’il gardait dans son poing serréil mettait l’acte politique en question.

(…) cet homme en marche, nous mettait en question, il était lui même une question qui cherchait sa réponse; il vivait au milieu d’une longue vie, pour nous, pour nous, pour les hommes qui font régner l’ordre et pour ceux qui le refusent, il était important qu’il sortit du silence, qu’il décidat, qu’il conclut