Les territoires 3.0 : Mobilis in mobile

carte SNCF.jpgNous sommes les héritiers d’une société en voie de disparition dont les repères sont pourtant toujours gravés dans nos gènes, tant ils étaient immuables jusque là. Mondialisation, crises successives,  multiplication des échanges avec les pays émergents, omniprésence d’internet, autant de révolutions qui ont tout bouleversé.
La terre est redevenue « plate », pour reprendre le titre d’un célèbre livre (Friedman) d’il y a quelques années, un nouveau monde émerge et bouscule ce faisant les schémas traditionnels d’une société pyramidale, verticale, quelque peu immobile …

Devant une telle mutation, quelle place, dans ce qui n’est jusque là qu’un débat technique sur l’organisationnel, doit on réserver à l’homme, afin de lutter contre les menaces que sont la ghettoïsation, le repli identitaire, le communautarisme, le délitement de la vie démocratique, l’absence de débat de fond,  la montée du consumérisme et de l’individualisme ?
Car il y a problème ! Nous appartenions jusque là à des « communautés » uniques, bien cloisonnées, délimitées par des repères identifiés, mais aujourd’hui nos appartenances sont multiples, de quoi avoir le tournis ou le vertige tant la société est fracturée, éclatée et de plus en plus déshumanisée.

La question identitaire se pose, elle est centrale. Encore faut il rappeler que l’identité se construit autour d’une dynamique, véritable trajectoire entre un point de départ et une destination : le cap à atteindre. Ne la réduire qu’à nos seules racines mène à une impasse, vide de sens, et source de conflits sans fin, car l’identité se construit au fil du temps et des évènements.
C’est toute la problématique actuelle : sans cap à atteindre comment bâtir un « vivre ensemble » commun que l’on soit en capacité de partager ? S’il est bon de savoir d’où l’on vient, il est essentiel de savoir où l’on va …

En 2012, une équipe de géographes a étudié pour la Datar «les systèmes urbains français», explorant les différentes configurations susceptibles de faire évoluer  politiques d’aménagement et gouvernances. Hypothèse retenue : pour appréhender fonctionnement et dynamique territoriale intégrer l’étude des «liens» comptent autant que les périmètres des pôles. Suite à leurs travaux une nouvelle représentation des territoires est apparue, permettant de « visualiser » les dynamiques animant nos territoires, l’incidence des différents espaces temps qui cadencent nos vies, ou simplement le degré d’urbanisation du pays.
Au delà de ses paysages ruraux la France est devenu un archipel d’aires urbaines, tant les usages et besoins des habitants, exprimés ou ressentis, sont exclusivement urbains.
Mais comment représenter des bassins de vie évolutifs par essence, qui s’affranchissent allègrement des «frontières» administratives traditionnelles ? La réponse traditionnelle jusque là est celle de conteneurs successifs, véritables poupées russes s’emboitant les unes aux autres, dois je souligner que la réforme territoriale proposée aujourd’hui conforte ce vieux schéma, agrandissant seulement les périmètres (seuil des 200 000 ou des 20 000 habitants actuellement brandis par la technostructure), ce qui ne répond pas forcement à la problématique et menace à terme d’éloigner le citoyen du projet commun, j’y reviendrais.

Certaines structures intègrent par obligation cette donne :  réseaux d’eau et d’assainissement, de plus en plus interconnectés, de transport devenant de véritables éco systèmes, tant la multimodalité exige des équilibres économiques et interrelations complexes qui doivent pourtant apparaitre ç chaque usager comme simple et limpide, dernier exemple, quasi systémique, les comités de bassin des agences de l’eau dont la logique repose sur les cycles de l’eau et les bassins versants. Autant de nouvelles pistes intéressantes à explorer et affiner.

Quels sont les nouveaux modes de gouvernance à mettre en place pour concilier ou plutôt réconcilier, l’efficacité, l’agilité, la dynamique, la réactivité et la « cognitivité » que doit porter tout territoire avec des citoyens qui doivent s’y retrouver (au propre comme au figuré) et être en capacité d’élaborer, animer et partager un projet de société commun.

Pas d’échappatoire, il nous faut renouer avec le concept d’humanité, pourquoi ?

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Toute société se bâtit autour de l’humain, une évidence pour tous ? A priori, non, si l’on en croit le constat amer et désabusé d’Albert Camus :  » La société politique contemporaine : une machine à désespérer les hommes. »  Ce qui est d’autant plus vrai dans un monde en pleine mutation, qui chaque jour doit renouveler ses fondamentaux qu’ils soient techniques, culturels ou politiques, et les mobilités dont au coeur de ce bouleversement.

Une société mobile, pas nomade

Se déplacer en 2014, signifie de plus en plus sortir du territoire ou l’on dort, l’exceptionnel d’autrefois est devenu la norme et nos comportements sociaux sont transformés par cet état de fait.

Le développement des mobilités est la conséquence de l’essor de réseaux de transports urbains structurés, efficients suite à la montée en puissance des régions mais aussi de l’ouverture des frontières, du développement du tourisme, de la diminution des couts pour visiter la planète : transport et séjour de masse.

Selon Jean Viard les mobilités qu’elles soient spatiales, virtuelles, temporelles, professionnelles ou personnelles incarnent désormais nos sociétés et « façonnent » littéralement usages et manières d’être des habitants. Notre culture basée hier sur une sédentarité assumée est une culture de la mobilité, qui n’est pas pour autant du nomadisme, car nous tenons à préserver un port d’attache répondant à un besoin « identitaire ». C’est notre coté Ulysse, grand voyageur devant l’éternel mais toujours attaché à sa terre natale d’Ithaque.

Plus révélateur, une véritable fracture apparait entre ceux qui disposent de la capacité de se déplacer, et les autres : emploi, santé, épanouissement culturel … Le « capital kilomètres » devient un marqueur social, y compris au niveau des territoires. L’irruption du TGV par exemple a permis à des provinces hier lointaines de devenir  plus proches en espace temps de la capitale que beaucoup de villes de la périphérie immédiate, ce qui bouleverse bien des équilibres, l’espace temps est de plus en plus relatif, c’est la victoire du temps sur la distance.

L’importance de la représentation cartographique

Depuis Euclide, nos représentations du monde sont planes et ne tiennent pas compte des réseaux de vie ou de notre capacité à se déplacer plus ou moins vite. Nos modes de gouvernance sont à l’unisson de cette représentation qui a façonné depuis des siècles nos modes de pensée. Pour aller au delà des spatialités géographiques, par définition statiques, comment intégrer les spatialités humaines, dynamiques par essence, qui relèvent des relations entre individus et plus globalement, entre l’individu et la société.

Dans leurs travaux les géographes de la DATAR ont appréhendé le territoire différemment, en partant des logiques de flux qui l’animent : personnes (lignes de transport, mobilité domicile-travail, résidences secondaires …),  immatérielles ou «intellectuelles» (enseignement supérieur, centre culturel ou de loisirs …), économiques et financières. Lorsqu’on les recoupe (un réseau est composé de lignes, de points et de nœuds de réseaux (nos villes) … ) si l’on tient compte de leurs logiques et natures respectives, l’intensité de chaque espace urbain (ses « gradients d’urbanité ») se révèle un véritable marqueur de ce qu’est tellement et en profondeur  la société française.

Nos modes de gouvernance doivent également tenir compte de cette clé de lecture, comme d’autres paramètres : gradients d’urbanité,  invariants « identitaires » (culture, langue …) ou  géographiques , l’insularité est une réalité qui s’impose à tous …

La ville nuages et le péri urbain

Nous vivons dans une société désormais urbaine (3/4 des Français vivent dans 13 % des communes, deux tiers des localités n’abritent que 10 % de la population …) mais force est de constater qu’en France le modèle péri urbain s’est considérablement développé ces dernières années Une réalité qui se traduit par une distanciation sociale de plus en plus prononcée sous toutes les latitudes : pour faire simple, statistiquement plus l’on s’éloigne du cœur de ville (Paris, Lille, Lyon, Strasbourg ou Marseille), plus on rencontre d’ouvriers ou d’employés (malheureusement désormais de chômeurs), de familles nombreuses et fragilisés et plus l’espérance de vie décroit (cf la carte réalisée au fil de la ligne du RER B, par Emmanuel Vigneron).

Autant de paramètres à intégrer à toute réflexion  sur l’aménagement de nos territoires. Les collectivités  excentrées  accueillent de plus en plus d’habitants fragilisés et disposent de moins en moins de ressources pour leur permettre de s’épanouir.
Quelles «biens premiers» doivent être accessibles à chacun (structure de santé, infrastructures…), selon son lieu de résidence et sur quels critères (espace temps, masse critique, fragilité …) définir leur accessibilité  (temps d’accés, conditions économiques ..) ? Une problématique d’autant plus essentielle  que l’argent public se fait rare.

Nous devons absolument résoudre ce problème au plus vite afin que personnes ne se retrouvent exclus, d’autant que pour nos pays, malgré le vent mauvais de la séquence, de vraies perspectives s’ouvrent.
Selon la théorie des « coûts de transactions » de Krugman, les pays développés disposent de véritables avantages concurrentiels potentiels dans l’économie d’aujourd’hui.
Les couts pour des « entreprises » qui évoluent dans un contexte de plus en plus incertain, vont bien au delà des seules charges de main d’œuvre ou de transport. Il faut y intégrer l’agilité, la réactivité, la capacité d’un territoire à répondre aux aléas (l’aléa climatique va malheureusement de plus en plus peser) ce que l’on peut définir par sa « résilience » et ses aménités (main d’œuvre qualifié, services annexes, possibilités de faire évoluer l’entreprise …). Un débat qui n’est pas d’aujourd’hui et que le mouvement de relocalisation en cours a remis au gout du jour.

Voilà de quoi rompre avec le France bashing, non ?

Ecce homo

L’individu est au carrefour d’un archipel de réseaux (sociaux, professionnels, virtuels,  affectifs …) qui d’entrecroisent, d’une complexité telle que mieux vaut une carte heuristique ou neuronale pour décrire cette situation !
Le citoyen doit savoir qui il est, où il va, et disposer en lui de la capacité non seulement à se situer mais à partager un projet commun avec d’autres; pour nos nos sociétés, la dimension humaine est donc cruciale. Chacun doit se sentir concerné, être acteur et partie prenant d’une destinée commune et partagée; autant dire que la dimension démocratique n’est pas l’huile facilitant l’action des rouages d’une technostructure impersonnelle fonctionnant toute seule, mais le carburant et le GPS de cette société en mouvement. Il nous faut plus que jamais rapprocher la société du citoyen, ne pas perdre le sens du peuple comme on perd le fil d’une histoire, sinon le récit s’interrompt brusquement et disparait.

Il est essentiel de préserver des capteurs de proximité démocratiques identifiés et surtout légitimes, afin que chaque citoyen sache qu’il est maitre de son destin et qu’il dispose de la capacité à influer sur la destinée de la société dans laquelle il vit, qu’il peut y faire entendre sa voix. La progression de l’abstention, la montée des votes extrémistes sont autant de signaux d’alerte !
Toute société qui s’éloignent des individus se met inexorablement en péril, c’est pourquoi nos politiques doivent replacer la dimension humaine, au cœur de leur projet et de leur action !

Une problématique globale, car le temps de l’échelle unique est révolu, notre territoire de référence est désormais l’Europe. Il nous faut non seulement intégrer, mais porter et partager cette réalité, tant elle diffère de toutes celles que nous avions connu jusque là.
L’Europe dans notre quotidien, nos projets politiques comme nos imaginaires doit devenir une priorité et prendre une place de choix. Signalons que le schéma des poupées russes s’emboitant les unes aux autres (état nation) est dépassé, nous devons assumer les liens se développant naturellement entre les territoires (collectivités, régions …) qui s’affranchissent les frontières.

De nouveaux modes de gouvernance doivent nécessairement émerger tant la planète n’est plus la même, comme l’écrivait Paul Valéry « le temps du monde fini commence ». Nous devons tenir compte de la force et de la puissance des liens, pour certains virtuels (la puissance d’Internet), mais dans le même temps replacer la dimension humaine au coeur de notre projet politique.
Je ne suis pas certain que la logique du « big is beautiful » portée actuellement par la techno structure soit une réponse adaptée à la réalité d’aujourd’hui et de demain, loin s’en faut. N’en déplaise aux technocrates et aux défenseurs des mégas structures le coeur du réacteur de la révolution en cours n’est pas le périmètre ! La vitalité d’un territoire est avant tout le fruit de son dynamisme, de la richesse et de l’intensité des liens qui l’animent, mais aussi ne l’oublions pas de l’adhésion de ses habitants au projet commun. La problématique du périmètre, l’influence de certains barons locaux, répond à une logique médiévale révolue qui pourtant refait surface ces derniers temps !

Jaures il y a plus de 100 ans proclamait que « Le courage, c’est d’aller à l’idéal et de comprendre le réel ». Le courage nous devons l’avoir, et plutôt deux fois qu’une, mais nous devons apporter des réponses d’aujourd’hui et non celles d’avant hier (même si Games of  Thrones est une série sympathique et passionnante) !
Comprendre le réel s’impose plus que jamais, tant notre planète est en voie de décomposition avancée  sous toutes les latitudes et les longitudes, mais il nous faut désormais surtout et retrouver au plus vite un idéal.

Au travail …