Numérique éducatif : Quels enjeux partagés pour l’école du XXI eme siècle ?

« Les nations qui s’avancent à travers les siècles ont besoin d’une instruction qui, se renouvelant et se corrigeant sans cesse, suive la marche du temps, la prévienne quelquefois, et ne la contrarie jamais. » Condorcet

Le confinement nous a pris de cours et la crise sanitaire, « crash test » grandeur nature a révélé fragilités structurelles, retard des usages numérique, dépendances du pays, provoquant une prise de conscience collective intervenue dans une période rendue délicate du fait de la mutation en cours.
La planète devient réticulaire et digitale, transformation d’autant plus déstabilisatrice que ce mouvement s’accélère. La « création destructrice », pour reprendre l’expression d’Edgar Morin, déroule sa longue traine, globale, systémique, bouleversant vies intimes, relations sociales ou économiques, et modifiant sensiblement notre rapport aux autres, à la société, au temps …
Un nouveau monde émerge, ce qui influe inévitablement sur la transmission des savoirs ; véritable révolution copernicienne, le numérique induit l’émergence de nouveaux modèles pédagogiques comme le développement d’habiletés spécifiques. L’école ne peut se permettre d’être « hors sol » et « hors du temps » vis à vis du monde extérieur auquel elle est connectée, au propre comme au figuré.
Afin de tirer les enseignements de ces derniers mois, le Ministre de l’Éducation a initié « Les États Généraux du Numérique pour l’éducation ». J’ai rédigé au nom de l’Association des Petites Villes de France (ou APVF) une contribution qui rassemble certaines de nos propositions.

L’Éducation constitue une compétence régalienne de l’État, mais depuis les lois de décentralisation elle est aussi l’affaire des collectivités. La ligne de partage semble claire, chacun détenant sa part de compétences, cependant sur le terrain la réalité est beaucoup plus floue. Aussi il devient urgent de définir une feuille de route partagée, y compris au niveau le plus local, afin de clarifier les responsabilités de chaque acteur et d’agir en commun afin de préparer au mieux notre société à répondre aux défis du XXI âme siècle .

Wired / PHOTOGRAPH: JESSIE CASSON/GETTY IMAGES


Le confinement a démontré l’urgence de développer les usages numériques pour combler notre retard et leurs incidences sur des enjeux sociétaux. Il a souligné également tout l’intérêt de mieux prendre en compte la dimension locale en privilégiant une démarche collaborative horizontale. Durant la crise sanitaire la réalité du terrain s’est effectivement imposée d’elle-même face aux « injonctions trop souvent contradictoires venues « d’en haut ». A certains le ministère de la parole pour reprendre l’expression de l’actuel Premier Ministre, à d’autres la première ligne.

Quelle feuille de route établir ? Quel rôle pour chaque acteur ? Autant de questions évoquées dans la suite de ce billet, en rappelant qu’en matière de numérique, plus que l’outil c’est l’usage qui importe.
Espérons que ces États Généraux soient enfin l’occasion de travailler ensemble à une feuille de route partagée, évolutive et plus que tout collaborative. ll nous paraissait utile que les Maires des Petites Villes soient non seulement présents dans ce débat citoyen, mais également forces de propositions.

Quelle est la situation actuelle ?

Un rapport de la Cour des Comptes alarmiste

Dans un rapport de 2019, la Cour des Comptes dénonçait l’absence de stratégie globale de l’État et son absence de perception de l’ampleur de la transformation digitale. Les sages de la rue de Cambon (siège de la Cour des Comptes) considérant le numérique comme un puissant levier de transformation éducative, aussi ils ont souligné l’urgence d’agir sur les facteurs structurants du long terme : formation des enseignants, mise à disposition de ressources adaptées, sécurisation des conditions d’usage, respect des données, connexion des établissements au Très Haut Débit …
Comment apprendre aux élèves à travailler en mode distanciel lorsque l’on ne maitrise pas soi-même un minimum la «technologie numérique»?
Le système éducatif doit s’adapter à une société horizontale devenue complexe qui nécessite l’acquisition de nouvelles habiletés et savoir-faire (sens de l’autonomie, esprit d’innovation, souplesse, agilité …) pour surmonter aléas et incertitude. Priorité mise en évidence lors du confinement.

Un confinement riche en enseignements

Beaucoup d’enseignants, pourtant ni formés ni préparés, ont expérimenté durant ces longues semaines de nouvelles pratiques, trouvant les ressources pour initier classes virtuelles, visio conférences et assurer le suivi à distance de leurs classes. Le degré de maturité numérique constitue effectivement un facteur de réussite déterminant pour assurer la « continuité pédagogique », tant pour les professeurs que les élèves qui ont souvent progressé ensemble, parfois même en relation inversée (l’élève montrant au maître).
Le confinement a mené les enseignants à s’adapter en catastrophe, confrontés à l’inadaptation du modèle pédagogique actuel face à un épisode hautement improbable. Aussi les innovations pédagogiques qui ont émergé durant cette période peuvent être considérées comme autant de graines semées. Peu à peu un modèle hybride se dessine « mixt » d’apprentissages combinés mêlant enseignement distanciel et présentiel.

Combattre les déterminismes sociaux et géographiques

Le système éducatif français est un des plus inégalitaires de l’OCDE, autant dire qu’il n’assume plus son rôle d’ascenseur social et sa mission émancipatrice depuis des années. Une situation inacceptable amplifiée par le numérique :
o Les jeunes ne disposant pas d’équipement ou d’environnement propice sont dans l’impossibilité d’acquérir les sésames indispensables au monde du XXI ème siècle
o L’assignation à résidence des habitants des territoires oubliés (zones blanches ou grises) constitue une triste réalité géographique et sociale.

Le confinement a exacerbé les inégalités plus qu’il ne les a créé. Les Maires des Petites Villes de France (APVF) font du combat contre les déterminismes sociaux ou géographiques une des priorités de leur action. Les fractures multiples et croisées (sociales, numériques, culturelles, mobilités …) qui minent nos territoires se cumulent . L’État se doit d’agir contre ces disparités non seulement elles sont inacceptables, mais se répercutent directement sur les conditions d’accès au savoir, au travail, à la culture, au transport, à l’épanouissement des citoyens.
Nous ne pouvons accepter une France à deux vitesses, celles des territoires connectés et riches (« France des métropoles » ) ayant accès à toutes les potentialités du dividende numérique, à l’inverse celle des territoires oubliés (« France périphérique ») « attendant toujours la tonalité », devenant de véritables espaces de relégation.

« L’Éducation », un enjeu partagé et stratégique

Les collectivités ont besoin de visibilité sur les orientations de l’Éducation nationale, d’autant plus que leurs budgets sont contraints. Ce sont pourtant elles qui assurent la mise en place opérationnelle de mesures venues « d’en haut » et nécessitant un minimum d’adaptation et de préparation préalables.
Vu l’importance des enjeux, l’action de la puissance publique en matière de déploiement et d’inclusion numérique est cruciale, si elle n’agit pas, d’autres le feront à sa place, dont les GAFAM. Rien ne garantit que ces entreprises planétaires soient animées de « l’intérêt général » ou que leurs priorités visent à la démocratisation des usages, l’intégrité et la confidentialité des données personnelles ou une vision éthique, souveraine, émancipatrice et libératrice de l’internet. Le marché des « Ed Tech » constitue avant tout pour les grandes plateformes multinationales un enjeu stratégique et un relais prometteur de croissance, au même titre que la e-santé.

Le défi du numérique éducatif

Apprendre au XXI eme siècle requiert d’intégrer toute la dimension des usages et de développer l’autonomie des élèves afin de les préparer à évoluer tout au long de leur vie. « Apprendre à apprendre » devient un axe de formation prioritaire qui nécessite de mobiliser et de connecter différents savoirs pour répondre aux défis d’une société devenant complexe.
En mode distanciel, la priorité est d’accompagner l’élève à développer esprit d’initiative, capacités de déduction, de recherche, d’analyse critique vis à vis des informations collectées. L’enseignant doit l’amener à se positionner vis à vis de lui-même et de la société au sens le plus large, à appréhender « l’outil » numérique justement comme un simple outil et non une fin.
Son travail devient hybride « dans » et « hors » la classe (travail personnel ou collaboratif), afin que chacun quel que soit son origine sociale, ses faiblesses ou fragilités, soit en situation de discerner « le complexe et le contexte » , de développer sa réflexivité et devenir un citoyen à part entière.
Paradoxalement, les générations « social native», immergées depuis l’origine dans un monde interactif multidimensionnel, n’en ont pas forcément assimilé les compétences structurantes qui leur permettraient de préserver distanciation et pensée critique. Consommateurs, ils ne sont pas pour autant acteurs d’une destinée tracée par les GAFAM et bientôt sans doute les BATX .

Le travail à domicile (travail personnel) est au cœur de l’inégalité de l’accès au savoir, notamment lorsque l’environnement familial ne peut prendre le relais et soutenir le jeune dans sa quête pédagogique. Pour un grand nombre d’écoliers (non préparés, non équipés, non accompagnés ou non connectés), l’enseignement « dstanciel » équivaut de fait à une dégradation de l’enseignement intolérable et mène à une déscolarisation implicite (la distance se transformant en absence). Pour ces élèves, or « présentiel », point de salut.

L’école primaire prend une part croissante dans la transformation numérique de l’Éducation, sa dimension, longtemps sous estimée, apparaît désormais dans toute sa plénitude. Acquérir au plus tôt les habiletés structurantes nécessaires au développement de l’intelligence interpersonnelle, de l’autonomie, de l’esprit critique, et des qualités relationnelles et collaboratives constitue une clé déterminante pour son épanouissement dans une scolarité devenue de fait aussi numérique.
Il serait cependant plus que réducteur de limiter l’approche pédagogique aux seuls écrans interactifs dont il convient de réguler et maitriser l’usage. Nombre de « nouvelles » méthodes , inspirées de pédagogies « alternatives » (notamment Montessori) visant au développement psychomoteur et perceptif de l’enfant, de son autonomie et de ses qualités collaboratives, existent et sont de plus en plus mise en oeuvre. Il est possible dès la maternelle d’appréhender algorithmie et informatique sans écran et faut il rappeler que dans le domaine du numérique éducatif « le champ des possibles » se développe chaque jour multipliant les alternatives : objets connectés, robots pédagogiques à programmer…

La réflexion dans le domaine pédagogique ne peut se limiter aux seules méthodes ou outils numériques, mais se doit d’intégrer l’aménagement des espaces, tant ils sont liés à la nature de l’enseignement au sens le plus large et global.
Ce constat impose, sinon de se projeter dans les usages des 20 prochaines années, du moins de faciliter leur mise en place : développement des usages numériques et de pédagogies « actives », individualisation des parcours, interactions, affordance des locaux … Autant d’objectifs qui nécessitent de développer des qualités collaboratives et interactives influant nécessairement sur la disposition et l’aménagement des espaces. Plus ces derniers sont hybrides, souples, flexibles, mieux ils seront en capacité de s’adapter aux modalités pédagogiques futures.
La polyvalence, la connectivité (« pour tous, partout »), la « porosité » parfois, la modularité, notamment au niveau du mobilier, en sont les garanties,

Quels outils numériques pour aujourd’hui et demain ?

La problématique des ressources est éminemment pédagogique, cependant elle a des incidences directes pour les collectivités, autant financières que logistiques, aussi convient-il de l’aborder de manière partagée, en dynamique et prospective.
C’est à partir des demandes des équipes pédagogiques locales que les communes dotent les écoles, selon le plus souvent le degré de maturité numérique des enseignants locaux. La volonté des élus est certes d’accompagner les dynamiques éducatives mais aussi de lutter contre les inégalités sociales afin de donner à chacun les meilleures chances de réussite.
Le confinement en écartant durablement les élèves du chemin de l’école a démontré toutes les limites de l‘exercice.

Or l’émergence du cloud et de l’informatique mobile rend désormais techniquement possible la continuité pédagogique, encore convient-il de lever deux préalables :
– S’assurer que les élèves disposent de matériels nomades
– Mettre en place, hors temps scolaire (peut-être même hors école ?), un environnement propice au travail pour ceux n’en bénéficiant pas à domicile : connexion au THD, accompagnement, mise à disposition de ressources

Quelle sont les usages et les ressources numériques aujourd’hui utilisées ?
« Le Baromètre du Numérique » que publie chaque année le CREDOC apporte une réponse circonstanciée et actualisée. L’édition 2019 constate un « recul croissant de l’utilité ressentie de l’ordinateur chez les moins de 40 ans » et la position dominante du smartphone, du fait d’un double effet de substitution : « technologique » (jeunes de plus en plus mobiles), et « économique » (contrainte financière).
Le smartphone est devenue la porte d’accès privilégié à internet, y compris à domicile où 57% des Français utilisent désormais les réseaux mobiles pour se connecter à internet en complément de leur accès fixe. Dans bien des cas c’est le mobile qui a été privilégié par les élèves pour suivre la continuité pédagogique à domicile
Dans ce contexte, l’interdiction d’utiliser des téléphones portables dans l’enceinte des écoles apparaît paradoxale, le smartphone n’étant considéré comme un outil pédagogique qu’exceptionnellement. Une mesure qui fait d’autant plus débat qu’elle va à l’inverse d’une tendance sociétale boostée par un triple effet :
• La démocratisation et le développement de l’internet mobile ;
• La généralisation du cloud, qui facilite l’accès aux données et les sécurise ;
• La mutation de l’éco système numérique, les applications se substituant aux logiciels traditionnels suite à l’essor du « Cloud Computing »

Chacun peut « où qu’il soit et dès qu’il le désire », sous réserve d’être connecté, accéder désormais à ses données, les conditions d’un continuum pédagogique sont réunies.

Lors du confinement une multitude de solutions numériques ont été utilisées : des Espaces Numériques de Travail institutionnels, aux messageries électroniques (Whatsapp, Viber, Messenger, Discord, Slack, teams…) plébiscitées par les jeunes générations pouvant via des appels téléphoniques ou vidéos alimenter une vie sociale et « relationnelle » qui prend de plus en plus d’importance.
S’il n’appartient pas aux collectivités de se positionner sur les choix opérés, il est important de souligner la rapidité des mutations technologiques qui concernent autant les matériels, que les applications ou services et la difficulté de gérer au mieux la « scalabilité » de « solutions lourdes » qui nécessitent un déploiement quasi « industriel » souvent complexe, chronophage et couteux en ressources logistiques ou humaines.

Les Espaces Numériques de Travail proposent un cadre relationnel et institutionnel apaisé, sécurisé et sécurisant pour la Communauté éducative (équipe pédagogique / élèves / famille), il convient cependant de délimiter leur périmètre d’utilisation. Vouloir en faire l’outil pédagogique universel est illusoire et voué à l’échec, ils seront contournés par des applications mieux conçues, intuitives, souples et agiles, basées sur une véritable « approche usager ».
Concernant « le volet pédagogique », un service pour être utilisé se doit d’être fonctionnel et de tenir compte de paramètres plus « subjectifs ». Si la règle de la liberté pédagogique est essentielle, il convient de l’encadrer. L’Éducation Nationale se doit de garantir un espace de travail protecteur de ses utilisateurs, notamment mineurs, comme de leurs données. Les enseignants en sont les garants, encore faut-il les former et les sensibiliser à cette dimension et les doter d’applications ad hoc, opérationnelles, fonctionnelles, évolutives et adaptées, une logique qui est à des années lumière des usines à gaz institutionnelles d’antan
Il convient cependant de veiller à mettre en place un cadre respectueux des lois et règlements et de définir des standards permettant :
– de ne pas dépendre des seules « logiques propriétaires » des GAFAM,
– de préserver l’intégrité et la confidentialité des données traitées
– de contribuer au dynamisme de l’éco système du numérique éducatif (notamment via des solutions Open Source ) auquel participe beaucoup de jeunes pousses « Ed Tech » favorisant la mise en place de méthodes pédagogiques collaboratives (ex : classe inversée, « learning by doing » …) et d’un mode hybride de pédagogie (présentiel et distanciel) facilitant l’individualisation des parcours et plaçant la dimension des usages au 1er rang des priorités.

Vu la rapidité des mutations technologiques, il devient également opportun d’organiser une « veille pédagogique » autour des innovations du monde Ed Tech, comme des expérimentations locales, afin d’acccompagner la dynamique pédagogique est d’encourager innovation, essaimage de pratiques innovantes et partage collaboratif. Une démarche « bottom up » mobilisatrice, valorisante et utile, tant pour étudier les conditions de reproductibilité de certaines expérimentations, que de percevoir certains signaux faibles afin d’anticiper de futures tendances de fond,

En numérique, l’usage précède l’outil qui n’est que le moyen, et non la fin car pour reprendre le mot de Nicolas Negroponte « L’informatique n’est plus simplement une histoire d’ordinateurs mais un mode de vie ».



La contribution : « Quels enjeux partagés pour l’école du XXI eme siècle ? »