Semprun, « rouge espagnol de l’armée en déroute »

semprun.jpgJorge Semprun est mort à l’âge de 87 ans, il a été inhumé en Seine-et-Marne, le 7 juin 2011 revêtu du drapeau républicain espagnol », rouge, jaune, violet …
Sa vie a été plus qu’un roman, tant elle était improbable, de sa naissance à sa mort il a participé à tous les bouleversements et soubresauts traversés par nos pays le siècle dernier … Il a eu plusieurs vies …

Ce fils de diplomate a été successivement réfugié, résistant, déporté, militant, responsable politique, écrivain, scénariste, ministre …
Les différentes identités qui ont rythmé le fil de sa vie, espagnol de naissance et de langue maternelle, français par le lycée, la Résistance et le coeur, allemand par philosophie, sont autant de fleuves qui l’ont mené jusqu’à sa « mère » nourricière, l’Europe …

Car Jorge Semprun est indéniablement et avant tout un européen, citoyen éclairé d’un continent victime des grandes déchirures et fractures politiques et idéologiques du XXe siècle …
Son dernier livre « une tombe au creux des nuages », marque la fin d’un cycle de conférences prononcées en allemand et en Allemagne ces vingt dernières années. L’allemagne ce pays qui l’a tant marqué …

Entre le souvenir lancinant des cheminées de Buchenwald et l’arbre de Weimar, qui aurait inspiré Goethe parait il, ce survivant de camp de concentration, après un long temps de réflexion, a fait son choix et ne s’est souvenu que de Goethe … Jorge Semprún croit en l’homme, malgré et avant tout, son parcours individuel en est l’illustration la plus complète.

« Mais ce qui pèse le plus dans ta vie, ce sont certains êtres que tu as connus. Les livres, la musique, c’est différent. Pour enrichissants qu’ils soient, ils ne sont jamais que des moyens d’accéder aux êtres » (Le grand voyage)

Le témoignage que constitue son œuvre littéraire, a une portée collective. Il constitue un relais tendu, et transmis aux nouvelles générations, avec pour objectif, de défendre non une vie, des idées ou des idéologies, mais l’héritage humaniste et démocratique de ces valeurs et de ces cultures qui composent et font l’Europe.
Nos pays ont vécu, expérimenté et ressenti la douleur apportée par le coté obscur de la force, celui des totalitarismes… larmes, sang, haine …  ils ont appris à dominer leurs sentiments légitimes de révolte et de colère, puis à rebondir, à se rencontrer de nouveau, avant de se projeter dans l’avenir ensemble, enfin  …

Le titre de son dernier livre est extrait d’un vers du poème de Paul Celan « Todesfuge » (« Fugue de la mort »), il aborde un contexte que Semprun a trop bien connu, celui des camps de concentration.

« il crie, plus sombres les archets, et votre fumée montera vers le ciel

vous aurez une tombe alors dans les nuages où l’on n’est pas serré »

L’auteur utilisant pour métaphore l’expression employée par les déportés des camps, qui ne se disait pas entre eux : « un tel copain est mort », mais simplement « il est parti en fumée ».

« Tout m’était arrivé, rien ne pouvait plus me survenir », écrivait-il …

Si ce n’est l’Europe …

 

 

 

 

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Une vie d’européen …

La vie de Jorge Semprun éveille en moi des échos profonds, ceux de mes racines familiales. Je suis petit fils d’émigrés espagnols, simples bergers anarcho syndicalistes originaires de Fraga, qui se sont réfugiés également en France entre les années 1936 et 1938.

Lui est né en décembre 1923 à Madrid, fils d’une famille républicaine de la haute bourgeoisie, son grand-père ayant été à plusieurs reprises président du gouvernement espagnol. Durant la guerre civile  et la victoire inexorable de l’armée de Franco et de ses alliées, les forces nazis de la légion Condor, son père diplomate choisit l’exil et rejoint avec femme et enfants la France en 1939.

Jorge Semprun devient pensionnaire au lycée Henri-IV à 16 ans, puis suit des études brillantes de philosophie et d’histoire à la Sorbonne; devant l’occupation nazie, il rejoint la Résistance française et adhère en 1941 aux réseaux des Francs Tireurs et Partisans, puis au Parti communiste d’Espagne.

En septembre 1943 à 19 ans, il est arrêté par la Gestapo et déporté à Buchenwald.

« Je suis emprisonné parce que je suis un homme libre, parce que je me suis vu dans la nécessité d’exercer ma liberté, que j’ai assumé cette liberté ».

Il devient le matricule « 44 904 », responsable des activités culturelles des prisonniers espagnols, puis est  libéré par les chars du général Patton; après son départ de Buchenwald, il décide de ne plus se souvenir, choisissant « l’amnésie délibérée pour survivre ».

Il ne rompra ce silence volontaire qu’en 1963.

« Pour les survivants, la mémoire la plus forte c’est l’odeur des crématoires. Lisez Blum qui parle de « cette étrange odeur » qui lui parvenait par les fenêtres de sa villa du camp de Buchenwald et qui l’obsédait des nuits entières. Comment voulez-vous transmettre une expérience aussi forte en dehors de la littérature… »

Le temps de l’écriture

Rejoignant Paris, Franco étant conforté dans sa dictature, il débute une carrière d’interprète à l’Unesco, avant de repartir en Espagne (1952), et de coordonner la résistance communiste au régime franquiste, sous divers pseudonymes, notamment celui de Federico Sanchez, en charge des relations avec les milieux intellectuels. Il gravit progressivement tous les échelon de ce parti : Comité central puis Comité exécutif (Bureau politique) en 1956.

En 1964, le chef du PCE Santiago Carillo l’exclut du parti pour « déviationnisme ».

Après cette rupture politique, Jorge Semprun renoue les fils avec sa jeunesse littéraire et son douloureux passé, évoqué dans son premier récit, « Le Grand Voyage », qui rappelle les cinq jours de voyage qui l’ont mené de Paris à Buchenwald.

C’est le début d’une nouvelle vie, durant laquelle il « entre en littérature » et écrit de nombreux romans à succés (en 1969, «La deuxième mort de Ramon Mercader» obtient le prix Femina), particularité rarissime, il écrit dans les deux langues : espagnol et français … Puis français …

« Je pourrais vous répondre qu’un écrivain habite sa langue ou plutôt, en ce qui me concerne, le langage. C’est-à-dire un espace de communication sociale, d’invention linguistique. Dans les différentes occasions qui m’ont été données de risquer ma vie, l’idée de patrie ne m’a jamais hanté.

En cela, je diffère beaucoup des intellectuels français qui sont convaincus de savoir non seulement ce qu’est l’identité de la France, mais que cette identité est apparentée à l’universel. »

« Je n’ai pas choisi d’écrire en français, j’ai choisit de maitriser le français. Pour tout le monde j’étais l’étranger, le rouge espagnol de l’armée en déroute. J’étais une ruse de guerre, je voulais être indiscernable

Alors je suis devenu après complètement bilingue. Parce que le français est une langue admirable, l’espagnol est une langue qui a tendance à la grandiloquence, et à l’emphase, une tendance aux chemins de traverse, une complexité baroque » disait il à Bernard Pivot dans une émission d’apostrophes fameuse, avec sa voix si chaude.

Il alterne romans et scenarios de cinéma  avec Pierre Schoendoerffer, Alain Resnais (la guerre est finie), Costa-Gavras (Z, l’Aveu, Section Spéciale), Joseph Losey …

La mort de Franco en 1975, et l’arrivée de Juan Carlos sur le trône d’une monarchie parlementaire, initie une nouvelle séquence durant laquelle il deviendra durant trois ans Ministre de la Culture de Felipe Gonzales. Sa libre parole, son indépendance d’esprit s’adaptent mal à l’activité politique.

Il retourne à ses chemins de traverses, redevint écrivain et membre de l’Académie Goncourt, entre autres …

Le temps d’écrire ses dernières oeuvres, dont « une tombe au creux des nuages »

Puis il est parti …

L’Europe … Verbatim

Pourquoi êtes-vous si réceptif à cette culture viennoise, les Freud, Musil, Broch ?

Parce qu’ils ont contribué à façonner une partie de l’esprit européen. Ce sont ces voix juives, au moment où l’Allemagne s’effondre dans le nazisme, qui sauvent l’âme de ce pays. Aujourd’hui, il ne reste pas grand chose de cette intelligentsia juive européenne. Elle s’est

Buchenwald, le camp ou vous avez été déporté, se situe à Weimar, la ville de Goethe et de la République du même nom… 

C’est un binôme essentiel de la mémoire. Il rappelle que la culture n’empêche pas la barbarie. Les deux peuvent se situer sur le même territoire. Et je vous rappelle qu’après avoir été un camp nazi, Buchenwald est devenu jusqu’en 1950 un camp de concentration soviétique géré par la police de Staline. L’Allemagne reste le seul pays d’Europe à avoir fait l’expérience des deux totalitarismes du XX eme siècle.

Hitler et Staline résument-ils pour vous ce XX e siècle ?

Heureusement non! Mais ils ont marqué ce siècle profondément, bien qu’on ne puisse mettre Hitler et Staline sur le même plan. Ces deux systèmes totalitaires sont comparables du point de vue de leurs conséquences historiques concrètes, mais ils diffèrent sur leurs idéologie et leur finalité proclamée.

Comme le disait le philosophe Max Horkheimer, « celui qui ne peut pas parler du stalinisme devrait aussi se taire sur le fascisme ».

 Ceci dit, le XX e siècle, c’est aussi le cinéma, les arts, la psychanalyse, l’émancipation coloniale, la fin des empires et la libération de la femme qui n’est pas terminée…

L’économie est importante, primordiale, mais la vraie question demeure : l’Europe a-t-elle besoin d’une âme ? 

Je pense que oui. L’Europe, mécaniquement parlant, cela fonctionne. Les jeunes pratiquent tous les jours l’Europe sans même le savoir, comme monsieur Jourdain faisait de la prose. Ils se déplacent sans visa, ils peuvent suivent des cours dans différentes universités, ils paient avec la même monnaie.

En revanche, au-delà de cette pratique de l’Europe, il faut la penser. Et là encore, je suis sûr que les écrivains et que la culture ont un rôle fondamental à jouer.

Quel est l’utilité du devoir de mémoire ?

L’expérience des camps nazis est une expérience singulière. En faire un sujet de roman requiert des précautions d’usage, mais je reste persuadé que seule la littérature peut endosser cette mémoire à l’adresse des générations suivante et la rendre vivante.

Il le faut bien et c’est même essentiel puisque bientôt il n’y aura plus de témoins directs de l’extermination qui s’est déroulé dans les camps nazis. Sinon la mémoire va s’éteindre et il y a des histoires que seuls des écrivains peuvent transmettre. Aujourd’hui, pour saisir quelque chose de la guerre de Trente Ans, il nous reste heureusement Mère Courage de Brecht.

Faut-il renoncer à améliorer le monde ?

Sûrement pas ! En revanche, il faut en finir avec l’idée de révolution, de tout changer. Il faut accepter une certaine forme de libéralisme dans laquelle il faut introduire plus de justice, plus de partage.

Tout ceci se fait au niveau des réformes, pas des changements radicaux. Mais je suis conscient qu’il est bien plus difficile de mobiliser les foules sur des réformes que sur la révolution.

« Fugue de mort » (Todesfuge) (Paul Celan, 1945)

Paul Celan a écrit ce poème en mai 1945, à Bucarest, trois mois après la libération du camp d’Auschwitz par l’Armée rouge.

Lait noir de l’aube nous le buvons le soir

le buvons à midi et le matin nous le buvons la nuit

 nous buvons et buvons

nous creusons dans le ciel une tombe où l’on n’est pas serré

Un homme habite la maison il joue avec les serpents il écrit

il écrit quand il va faire noir en Allemagne Margarete tes cheveux d’or

écrit ces mots s’avance sur le seuil et les étoiles tressaillent il siffle ses grands chiens

il siffle il fait sortir ses juifs et creuser dans la terre une tombe

il nous commande allons jouez pour qu’on danse

Lait noir de l’aube nous te buvons la nuit

te buvons le matin puis à midi nous te buvons le soir

nous buvons et buvons

Un homme habite la maison il joue avec les serpents il écrit

il écrit quand il va faire noir en Allemagne Margarete tes cheveux d’or

Tes cheveux cendre Sulamith nous creusons dans le ciel une tombe où l’on n’est pas serré

Il crie enfoncez plus vos bêches dans la terre vous autres et vous chantez jouez

il attrape le fer à sa centure il le brandit ses yeux sont bleus

enfoncez plus les bêches vous autres et vous jouez encore pour qu’on danse

Lait noir de l’aube nous te buvons la nuit

te buvons à midi et le matin nous te buvons le soir

nous buvons et buvons

un homme habite la maison Margarete tes cheveux d’or

tes cheveux cendre Sulamith il joue avec les serpents

Il crie jouez plus douce la mort la mort est un maître d’Allemagne

il crie plus sombres les archets et votre fumée montera vers le ciel

vous aurez une tombe alors dans les nuages où l’on n’est pas serré

Lait noir de l’aube nous te buvons la nuit

 te buvons à midi la mort est un maître d’Allemagne

nous te buvons le soir et le matin nous buvons et buvons

la mort est un maître d’Allemagne son oeil est bleu

il t’atteint d’une balle de plomb il ne te manque pas

un homme habite la maison Margarete tes cheveux d’or

il lance ses grands chiens sur nous il nous offre une tombe dans le ciel

il joue les serpents et rêve la mort est un maître d’Allemagne

tes cheveux d’or Margarete

tes cheveux cendre Sulamith